Agilité et innovation, du mythe à la réalité (1/3)
Cette série d’articles a pour but d’apporter un éclairage sur le lien à fois évident et complexe qui unit l’Agilité et l’innovation, et de proposer des pistes de structuration. Bien que ces deux univers soient très souvent associés dans l’imaginaire commun, leur application combinée s’avère rarissime. Pourquoi ce paradoxe ?
Dans l’inconscient collectif, l’Agile est un terreau idéal pour l’innovation. Mais dans les faits, si l’un des objectifs de votre transformation Agile est d’améliorer votre capacité à innover, sachez que le chemin n’est pas totalement balisé car la littérature est bien timide sur le sujet : les équipes souhaitant allier ces deux mondes se trouvent souvent confrontées à des problèmes de structuration ou d’adhésion, qui peuvent mener à l’échec et la démotivation. Pourtant, l’innovation est un levier significatif de performance et de rentabilité pour les entreprises. Alors, comment concilier Agile et innovation ?
Au travers d’une trilogie d’articles, Mews Partners se propose d’analyser ce paradoxe qui lie l’innovation et l’Agilité et d’y apporter des convictions et solutions concrètes, sur la base de retours d’expériences terrain.
Tout au long de ces articles, nous prendrons le parti d’utiliser Scrum et SAFe © en références, puisque placés en leaders des méthodes Agiles les plus utilisées à travers le monde (cf. State of Agile report 2021). Tous les concepts et convictions présentés ci-après sont transposables à toutes les équipes Agiles, quelle que soit leur taille et la méthode utilisée.
De la philosophie Agile à l’innovation
L’Agilité connait un formidable essor. Et bien plus qu’une mode, elle convainc. Historiquement réservée à l’informatique, elle est aujourd’hui largement appliquée dans l’industrie et s’étend au secteur des services. Le nombre de praticiens et spécialistes augmente donc proportionnellement à cette expansion, et les méthodes s’enrichissent de la diversité des pratiques et applications. Les raisons de cette transformation sont multiples et variées : de la capacité à gérer les changements de priorités à l’accélération de mise sur le marché (time to market), en passant par la capacité à innover. Sur le papier, l’Agile semble être un outil adapté à chacune de ces ambitions et notamment celle de l’innovation avec laquelle elle partage de nombreux points communs : travailler avec et pour le client et ses besoins, accepter d’évoluer dans l’incertitude, utiliser des prototypes pour tester la viabilité sur le marché d’un produit aux fonctionnalités minimales…
Cependant, force est de constater que l’innovation reste une opportunité peu ou mal adressée de l’Agilité. Ni le Manifesto, ni les différentes méthodologies Agiles ne l’évoquent explicitement. Seule la plus répandue en termes d’Agilité à l’échelle, SAFe ©, en fait mention, en plaçant l’innovation en pilier de l’état d’esprit Agile. SAFe © prône l’exploration continue, l’analyse du terrain et la collecte régulière de feedback pour permettre de cadrer l’innovation et d’y dédier un temps à l’occasion d’un « Sprint Innovation & Planning » (Sprint IP)… sans pour autant détailler l’art et la manière d’inviter les équipes à explorer de nouveaux horizons.
Malgré cet intérêt avéré, l’ensemble de la littérature reste évasif sur le sujet, et il est difficile d’y trouver des méthodes et outils concrets qui aideraient les Agilistes à structurer la mise en application de ces incantations à l’innovation.
Néanmoins, la promesse de compétitivité liée à l’innovation alimente allègrement les débats dans les bureaux. Dans les faits, beaucoup en parlent mais peu tentent l’aventure, et souvent avec un succès limité. Essentiellement utilisé comme une période tampon pour les activités non achevées, parfois lieu de rétrospective, le fameux Sprint IP atteint rarement l’éclat qu’il mérite avec un temps dédié à l’innovation. Mais l’innovation dans l’Agilité ne se résume pas à cette itération particulière de fin de Program Increment (PI). L’ensemble des concepts fondamentaux de l’Agile doivent être un terreau fertile pour l’innovation.
Prenons l’exemple des User Stories. Comme l’indique leur appellation, celles-ci sont orientées expérience utilisateur. Ce sont des expressions fonctionnelles d’un besoin client et non une description d’un livrable concret (telle qu’une spécification ou un cahier des charges). De ce point de vue, les User Stories laissent à l’équipe de développement toute la liberté de proposer une solution innovante, ne restreignant pas la manière de répondre à ce besoin. Dans la pratique, nous constatons que le cerveau humain est paresseux (ou efficient selon le point de vue). Coincé par ses biais culturels et les stéréotypes qui le régissent, il va naturellement se diriger vers une solution qu’il connait déjà et se laisser peu de temps pour réfléchir autrement.
Mais ce temps pour réfléchir autrement, le développeur l’a-t-il réellement ? Il n’est certes pas prisonnier d’un échéancier rigide avec un enchainement strict d’activités à respecter. Au rythme des itérations, il fixe ses propres objectifs qui, en toute logique, se veulent atteignables. Du moins en théorie. Sur le terrain, nous constatons que les développeurs sont souvent trop ambitieux. Malgré les recommandations et astuces pour se ménager une charge de travail soutenable, les équipes ont tendance à embarquer un nombre excessif de User Stories, se laissant peu de place pour la prise de recul et l’innovation. Pris dans leur routine quotidienne, ils ont en ligne de mire les objectifs de l’itération à atteindre, et optent souvent pour des solutions déjà éprouvées.
Pourtant, la structure même des Scrum Teams devrait suffire à orienter vers de nouvelles pistes de réflexion. Avec l’abolition des organisations d’équipes en silo et l’avènement de la multidisciplinarité, le co-design devrait rebattre les cartes de la conception vers plus d’innovation et le développement d’une solution de bout en bout (End-to-End – E2E) jusqu’à sa concrétisation. Dans les faits, les User Stories, encore (trop) fréquemment rédigées « résultat escompté » plutôt que « fonctionnalité », sont destinées à une seule compétence de l’équipe (a fortiori dans les milieux hardwares) – ou pire, à une seule personne. De fait, même si la Scrum Team va tirer bénéfice de cette organisation multi-compétences, des silos sont inévitablement recréés à l’intérieur de celle-ci, limitant les fruits de la cross-fertilisation.
Nous le voyons, si les méthodes Agiles posent des bases théoriques saines pour favoriser l’innovation, la pratique peut s’avérer acrobatique. Pourtant, un grand nombre d’organisations conserve cette ambition.
Innover, pour quoi faire ?
La question qui se pose alors est légitime : pourquoi innover ? Quels bénéfices en attendre dans un cadre Agile ? Pourquoi y consacrer du temps alors que les équipes peinent déjà à terminer les Users Stories d’un backlog qui n’en finit pas de grossir ?
Revenons d’abord à ce que nous entendons par innovation, car les définitions diffèrent selon les contextes et points de vue. Chez Mews Partners, nous définissons l’innovation comme une démarche par laquelle on répond d’une façon nouvelle au(x) besoin(s) d’une catégorie d’utilisateurs, via la création ou l’évolution d’un produit (service/procédé/organisation) ou d’un marché, tout en s’inscrivant dans une réalité technologique et économique.
C’est le triptyque que l’on retrouve systématiquement dans les méthodes d’innovation : désirabilité (besoin), faisabilité (technologique), viabilité (économique).
Curieusement, l’innovation est souvent considérée comme hors de portée, l’apanage de quelques visionnaires exacerbés tels les Steve Jobs ou autres Elon Musk. L’imaginaire collectif associe en fait l’innovation à l’innovation de rupture, la révolution, la fameuse « disruption » qui va complètement rebattre les cartes du jeu, chambouler la perception du produit, service ou procédé concerné, ou du besoin lui-même. Sacrée ambition. Sacré challenge. De quoi en déconcerter plus d’un…
Pourtant, l’innovation revêt aussi d’autres formes, plus « incrémentales » (tiens, ça ne vous rappelle pas le vocabulaire Agile ?). Il s’agit déjà de « sortir la tête du guidon », de s’accorder du temps pour observer son environnement sous un autre prisme et simplement réfléchir à de nouvelles alternatives.
Tout le monde s’y retrouvera : le client, d’abord, à qui il sera apporté plus de valeur, des solutions différentes qu’il n’avait pas même entrevues. Prenons quelques instants pour faire le parallèle avec un modèle encore trop peu exploité malgré sa perspicacité, le diagramme de Kano. Ce dernier permet de classifier les besoins clients selon le degré de satisfaction apporté à l’utilisateur. Instinctivement, sont souvent adressés en premier lieu les besoins basiques et de performance dont la solution est immédiate ou presque. Mais la pratique de l’innovation nous incite à sortir de cette zone sécurisée et à viser les besoins attractifs, c’est-à-dire des besoins qui ne sont pas nécessairement exprimés par le client, qui sont latents, voire inconnus de l’utilisateur lui-même. C’est là que les poches de valeurs sont les plus importantes et que réside un potentiel de différentiation significatif qu’il serait dommage de ne pas exploiter.
Les équipes trouveront elles aussi leur intérêt dans ces périodes de respiration et de prise de recul au milieu du rythme continu (et parfois soutenu) des sprints Agiles. D’une part, elles sont l’occasion de réfléchir à des thématiques nouvelles, comme nous l’avons vu, donc de sortir du contexte habituel, d’utiliser des méthodes différentes, souvent plus ludiques (nous en reparlerons dans un futur article). D’autre part, en se dotant de nouveaux réflexes, d’une créativité renouvelée et d’apprentissages issus des expérimentations menées, les équipes se révèlent également plus efficientes sur le projet de manière globale (montée en compétences, amélioration du bien-être au travail, solutions plus innovantes).
C’est l’organisation dans son ensemble qui développera une capacité d’analyse, de prise de recul, et une certaine flexibilité qui lui seront bénéfiques non seulement pour développer de nouveaux produits, mais également pour améliorer son propre fonctionnement via l’innovation de processus, méthodes et outils. C’est un cercle vertueux qui se met progressivement en place.
Nous l’avons vu, si Agile et innovation sont a priori faits pour s’entendre du fait d’un grand nombre de valeurs communes, leur combinaison n’en est pour autant pas aisée. Outre une littérature évasive qui n’apporte que peu d’éléments concrets, l’entreprise devra également faire face à une perception biaisée voire des équipes circonspectes. L’enjeu, nous le reverrons dans un prochain article, est donc dans un premier temps de démystifier l’innovation, en fixant un cap et des objectifs clairs, adaptés à la maturité de l’équipe, ainsi qu’un cadre propice à la créativité.
LA SÉRIE « AGILITÉ ET INNOVATION, DU MYTHE À LA RÉALITÉ »
– Freins à l’innovation : les démystifier grâce à l’Agile ? (2/3)
– Comment franchir le pas et structurer l’innovation Agile ? (3/3)