Agilité et innovation, du mythe à la réalité (3/3)
Cette série d’articles a pour but d’apporter un éclairage sur le lien à fois évident et complexe qui unit l’Agilité et l’innovation, et de proposer des pistes de structuration. Passée la réflexion, place à la concrétisation : 4 axes clefs pour intégrer la démarche d’innovation dans un mode de fonctionnement Agile.
Cet article est le dernier de notre trilogie « Agilité et innovation, du mythe à la réalité ». Après avoir mis en évidence la valeur de l’innovation dans une approche Agile et battu en brèche les préjugés liés, ce dernier chapitre traite de l’application concrète dans votre quotidien Agile.
PARTIE 0 : Structuration de la démarche continue d’innovation
La démarche continue d’innovation doit s’insérer dans une approche stratégique globale de l’entreprise et être liée aux enjeux de développement. Un vaste programme donc, qui ne saurait se résumer à quelques actions parsemées. Toujours dans un esprit Agile, pourquoi ne pas implémenter l’innovation à l’image de la méthode de travail, via un Sprint Zéro. Le Sprint Zéro constitue la phase de structuration méthodologique en amont du projet. Très souvent précipité, voire omis, il est pourtant un investissement essentiel pour un démarrage efficient. Le Sprint Zéro de l’innovation est idéalement réalisé en même temps que celui du projet, mais est aussi réalisable a posteriori, lorsque l’entreprise ou l’équipe projet est prête à se lancer dans la démarche.
Il est alors le lieu privilégié pour poser le diagnostic initial de la maturité culturelle et structurelle de l’organisation, définir ses ambitions et les moyens associés : quelles ressources affecter ? Quelle gouvernance mettre en place (distillée dans les équipes ou centralisée) ? Quels impacts sur les autres fonctionnalités et sur l’architecture produit ? Comment instaurer une boucle de feedback ?
Il s’agit ici de poser toutes les questions qui permettront de créer le socle culturel et structurel de l’innovation au sein de l’organisation. Socle qui constituera un cadre de travail, avec ses propres règles de fonctionnement, et qui pourra évoluer, suivant la maturité de l’équipe.
PARTIE 1 : Création et alimentation d’un backlog innovation
Il existe des craintes inhérentes à toute organisation souhaitant se lancer dans une démarche d’innovation : la peur de la feuille blanche d’une part, et la peur de la fantaisie d’autre part. Les équipes auront-elles la créativité suffisante pour proposer des idées réellement innovantes ? Feront-elles émerger des idées en ligne avec les besoins et enjeux de l’entreprise (ou du projet) ? En bref, comment trouver le bon équilibre entre stimuler la créativité et la cadrer pour qu’elle soit correctement ciblée ?
En parallèle de son homologue « backlog produit », il est important que l’organisation se donne les moyens de maintenir un « backlog innovation ». Initié durant le Sprint Zéro de l’innovation, celui-ci peut non seulement être alimenté par le management qui peut cascader des sujets à enjeux stratégiques (approche « top-down »), mais aussi par les équipes qui peuvent escalader des idées prometteuses issues de l’observation du terrain (approche « bottom-up »). Il est même intéressant d’utiliser ces deux canaux complémentaires.
En fonction de la maturité de l’équipe, il sera plus ou moins nécessaire de sanctuariser des temps dédiés à l’idéation. Plus le niveau de culture d’innovation est élevé, plus le backlog innovation s’alimente de lui-même. A l’inverse, une équipe à faible culture d’innovation nécessitera un accompagnement pour proposer et dynamiser des séances d’idéation. La fréquence et la régularité des sessions variera en fonction de l’ambition de l’équipe et de son évolution culturelle. Progressivement, l’équipe acquerra les réflexes lui permettant d’identifier en temps réel les sujets à explorer. A terme, la difficulté ne réside pas tant dans la génération d’idées que dans leur capture et leur transformation.
Il est clé d’appliquer des critères de priorisation différents de ceux du backlog classique. A ce stade, l’objectif est exploratoire. Il n’est donc pas indispensable d’avoir démontré la valeur d’une idée pour avoir le droit de se lancer. Un simple cadrage (sur la base d’un Lean Canvas par exemple) suffit à allouer aux équipes l’opportunité d’explorer et expérimenter (avec l’aide d’un Minimum Viable Product – MVP), dans le but de démontrer l’apport de valeur et/ou la viabilité économique -ou non- de l’idée. Gardons en tête, comme nous l’avons vu dans l’article 2, qu’il est normal et même recommandé qu’une partie des idées ne soient pas réintégrées dans le backlog produit. En effet, la réussite d’une démarche d’innovation ne réside pas dans sa capacité à développer l’intégralité des idées proposées, mais plutôt de donner un espace d’exploration et une capacité de décision pour cibler les idées les plus prometteuses.
PARTIE 2 : Le Sprint IP, un espace de sanctuarisation de l’innovation
Dans notre premier article, nous expliquons que la seule méthode Agile abordant explicitement la notion d’innovation est SAFe ©, qui propose une structuration temporelle en Program Increments. Ces PI sont composés de quatre itérations de développement et se clôturent par une itération particulière : le Sprint Innovation & Planning (IP). En d’autres termes, SAFe © nous invite à sanctuariser l’innovation de manière récurrente durant le Sprint IP, de sorte que mêmes les équipes prises dans le flot continu des Sprints de développement aient l’opportunité de s’y consacrer. Comme nous l’évoquions précédemment, il est parfaitement possible d’appliquer cette ritualisation à toutes les équipes, quelle que soit leur taille ou la méthode Agile utilisée.
Les observations sur le terrain démontrent malgré tout que, dans la grande majorité des cas, les équipes ne parviennent pas à exploiter ce temps pour innover. Situé en fin de PI, cette ultime itération se transforme en dernière ligne droite avant l’arrivée, un « sprint » sans relâche pour atteindre les objectifs fixés. Autrement dit, une période tampon pour finaliser les derniers livrables de l’itération.
Alors faut-il totalement lever le crayon durant le Sprint IP ? Faut-il arrêter totalement la production pour ne se consacrer qu’aux sujets d’amélioration, d’innovation et d’apprentissage ?
Les avantages sont multiples : totalement focalisées sur ces activités, les équipes ne sont plus distraites par d’autres informations qui parasitent leur concentration. Elles disposent ainsi pleinement de ce temps pour approfondir les thématiques sélectionnées. Le Sprint IP crée alors une respiration, une coupure dans la routine quotidienne qui permettra d’entretenir la motivation et l’engagement des collaborateurs.
Néanmoins, cela s’avère plus facile à dire qu’à faire. Une telle perspective risque de provoquer une levée de boucliers de la part des managers qui ne voient qu’un arrêt total de la production. De fait, il faudra s’interroger sur la gestion des interdépendances et gérer les livrables « jugés urgents ». En conséquent, la culture d’entreprise doit être propice à la protection de l’IP.
Selon l’ambition et l’investissement qu’elle souhaite consacrer à l’innovation, l’entreprise ou l’équipe projet pourra réexaminer la méthodologie et adapter la durée des Sprint IP: il est tout à fait envisageable de restreindre l’IP à une durée inférieure à celle des itérations de production, de façon à maitriser l’impact sur les livrables. En effet, alors que pour certaines équipes deux semaines d’IP (durée recommandée par SAFe ©) sembleront trop restrictives pour innover, d’autres y verront une contrainte trop importante dans un contexte aux échéances fortes.
Une autre option consiste à poursuivre les activités de production parallèlement à celles sur les thématiques de l’IP. Le choix de la continuité facilite l’adhésion des managers en conservant une dynamique autour des activités quotidiennes indispensables, tout en sécurisant une disponibilité significative pour se consacrer à l’innovation. Cela aura également pour avantage d’atténuer tout effort de « reconnexion » aux sujets de production, à la fin d’un Sprint IP riche et exclusif.
Mais la contrepartie est conséquente : sans réelle protection, les collaborateurs oseront-ils s’octroyer cette coupure ? Quel sera le taux de participation avec un maintien de la charge et des urgences / imprévus ? Quels résultats l’entreprise peut-elle escompter avec un temps dédié à l’innovation ainsi restreint ? Sans ces respirations, le rythme des équipes sera-t-il soutenable sur le long terme ?
PARTIE 3 : Un sprint IP adapté à chaque organisation
Qu’elle opte pour la levée de crayon ou pour la continuité de la production, l’entreprise devra structurer le Sprint IP de façon à atteindre les objectifs qu’elle se sera fixés. Pour peu que l’on accepte de prendre du recul sur les préceptes SAFe ©, et en fonction de la maturité des collaborateurs, plusieurs schémas sont envisageables :
– Le plus classique : scinder l’itération en 3 grandes phases : clôture du PI (fin des activités de développement, PI Démo, PI Rétro), Innovation (amélioration continue, apprentissage et découverte, innovation, préparation PIP), & Planning (PI Planning).
– Le plus hétéroclite : partager les journées entre le matin les activités de clôture du PI, et l’après-midi les activités d’Innovation & Planning, avant de finir sur une phase de PI Planning plus traditionnelle. Non clivante, cette planification permet un compromis quotidien entre le développement et l’innovation.
– Le plus audacieux : inverser les paradigmes en intercalant le PI Planning (PIP) entre la clôture du PI et les activités d’IP ; cette approche permet d’éviter que la partie IP ne se laisse absorber par des activités de développement restantes ou par la préparation du PIP, en la plaçant volontairement au démarrage du PI suivant. Via une démonstration systématique des résultats d’innovation à la fin de la phase IP, un comité décisionnel juge de la maturité des sujets pour intégrer le Backlog Produit ; en cas d’arbitrage positif, les équipes concernées doivent procéder à une adaptation à la marge du scope et des objectifs du PI à venir.
Notre quatrième option, plus impudente, consiste à littéralement sortir l’innovation du Sprint IP pour planifier des sessions de travail régulières (dont la fréquence est à définir au cas par cas) durant les sprints de production. Nous éliminons ainsi les risques d’absorption des sujets IP par la multitude d’activités à mener en parallèles, et nous accentuons la volonté d’inclure innovation & production dans un seul et même cycle. Dans cette structuration, les équipes réduisent considérablement la durée des sprints IP, pour en rebasculer la charge tout au long du projet. Cela implique évidemment de défalquer ce temps de la disponibilité des collaborateurs lors des calculs de capacité du PI Planning. Nous en revenons à l’importance de la notion de sanctuarisation d’un temps et de l’instauration d’un état d’esprit de protection, afin que l’équipe s’octroie le droit de travailler sur ces sujets malgré les impératifs de production. La fréquence et la régularité des slots évoluera en fonction de la maturité de l’équipe et de sa capacité à sécuriser du temps pour les activités d’innovation.
Cette option permet d’aborder de manière continue les sujets d’innovation, sans coupure mentale ni technique. Le sprint IP devient alors une itération d’analyse, où est réalisée le bilan d’une période écoulée (avec l’exposition à la fois des résultats de développement mais aussi d’innovation), un temps d’enrichissement collectif et personnel (via l’amélioration continue, l’apprentissage, …) et la préparation de la nouvelle période à venir (priorisation, planification).
De l’innovation à la production, il ne doit y avoir qu’un pas
Si la mise en place d’une démarche d’innovation ne s’apparente pas à l’ascension du Mont Blanc, elle représente néanmoins une randonnée sportive accessible à quiconque prendrait le temps et saurait la préparer.
Contrairement à la croyance commune, l’innovation en Agilité ne s’impose pas d’elle-même, et nécessite même une structuration anticipée et adaptée aux ambitions de l’entreprise. A l’occasion d’un Sprint Zéro, nous poserons le socle régisseur de la démarche d’innovation continue et initierons un backlog innovation en adéquation avec la vision et les objectifs long terme. Au regard des différentes solutions proposées dans cet article, chaque entreprise (ou équipe projet) pourra alors déterminer l’approche la plus adaptée à ses aspirations et paramétrer un cadre d’innovation propice.
Quelle que soit la structuration choisie, et en fonction de la maturité de l’équipe, une attention toute particulière devra être portée sur la sanctuarisation d’un temps à l’innovation de sorte à supporter le changement culturel initié. Un défi de taille qui pourra être relevé grâce à la démystification des craintes et la légitimation de l’approche.
Mais finalement, l’enjeu ultime de toute démarche continue d’innovation réside dans sa transposition naturelle dans le backlog de production. La première devant inévitablement alimenter le second pour assoir sa crédibilité et justifier sa pertinence. Avec le temps, la pratique et un accompagnement adapté, ce lien deviendra de plus en plus évident, fluide, pleinement intégré dans les us et coutumes de l’entreprise.
LA SÉRIE « AGILITÉ ET INNOVATION, DU MYTHE À LA RÉALITÉ »
– Agile et Innovation, les Amis‑Ennemis (1/3)
– Freins à l’innovation : les démystifier grâce à l’Agile ? (2/3)