Quels leviers mettre en place pour relever les défis du contexte de crise actuel
1. Les conséquences des crises successives sur la Supply Chain
Dans un contexte international qui impacte à tous les niveaux les organisations Supply Chain avec évidemment en premier lieu la pandémie de COVID 19 et le conflit ukrainien, les difficultés des entreprises ont été renforcées par une crise des transports sans précédent :
- Une pénurie de chauffeurs routiers, touchant la France, l’Europe, mais aussi les principaux partenaires de la France à l’importation,
- Une augmentation des prix du gasoil impactant le coût du transport routier,
- Une pénurie des conteneurs maritimes et une augmentation des coûts du fret maritime associés.
Dans cet environnement, les entreprises ont connu des difficultés d’approvisionnement de nombreuses matières premières (métaux, plastique, bois…) et semi-finis (composants électroniques, …), impactant l’ensemble des secteurs industriels, et se traduisant par des hausses de prix, des augmentations de délais de livraison et des pénuries de plus en plus fréquentes.
Les résines plastiques ont par exemple fait l’objet de ruptures tout au long de l’année 2021, faisant grimper les prix jusqu’à 50 %, tout comme le bois (prix multiplié par 3 entre 2021 et 2022) ou encore l’aluminium. De la même façon, les délais d’approvisionnement des composants de vélo (cadre, fourche, freins…) ont augmenté de plus de 150% en 2 ans.
Pour faire face à cette situation, certaines entreprises ont dû augmenter le stock pour surmonter ces difficultés d’approvisionnement et éviter les ruptures (61% des entreprises ont augmenté les stocks de produits critiques à la suite de la pandémie COVID 19), créant une situation financière tendue avec un BFR en forte hausse et une nécessité d’identifier et mettre en œuvre des capacités additionnelles de stockage.
Cette crise met en évidence les limites des Supply Chain segmentées, le besoin de processus S&OP flexibles et outillés, une refonte de la politique de stocks et des sources d’approvisionnement.
Cependant cette crise est aussi l’opportunité (la nécessité ?) pour les entreprises de focaliser leurs efforts sur la gestion de l’énergie, la recherche de décarbonation de ses flux complets mais aussi d’accélérer les projets de relocalisation en Europe de leurs assets industriels, de leurs logistiques voire potentiellement de leur sourcing.
2. Les limites des organisations supply chain trop segmentées
Tous ces événements ont mis sous tension les supply chain mondiales : de nombreuses entreprises ont vu leurs fournisseurs de rang 1 / 2 / 3, faire face à des pénuries et ne plus pouvoir répondre aux besoins, mettant sous tension / en rupture les stocks des entreprises clients.
Ces ruptures ont été d’autant plus amplifiées dans les entreprises du fait d’une faible intégration des fournisseurs dans les processus de décision :
- Une connaissance restreinte des contraintes fournisseurs (disponibilité matière première, capacité de production…)
- Faiblesse renforcée par une stratégie de mise en œuvre de fournisseurs de rang 2 et plus qui a engendré une visibilité faible voire nulle sur leurs contraintes et empêchait une optimisation sur toute la chaine de valeur
- Des cycles de remontées d’informations trop long voire inexistant, empêchant une prise de décision rapide dans un contexte qui nécessitait au contraire de les accélérer,
- Des processus décisionnaires silotés associés à des décisions peu partagées, qui amplifient souvent d’autant plus les phénomènes de rupture ou de surstock chez les fournisseurs ou les clients (le fameux Bullwiph Effect),
Des suppy chain simplifiés, avec de fortes séparations de responsabilités/communication entre clients / fournisseurs peuvent présenter de nombreux avantages dans un contexte stable et prédictible : simplification des relations, simplification des approvisionnements, simplification des organisations… Mais qui dans un environnement global qui est confronté à un enchainement de crises et dans lequel les acteurs économiques doivent composer avec une incertitude permanente. Ces organisations supply chain trop segmentées, avec des fournisseurs non suffisamment intégrés (dans les processus de planification, dans la prise de décision, dans la maitrise des stocks) ne peuvent pas rester en l’état et nécessitent une relation multi-niveau renforcée.
3. Les axes d’évolutions
Plusieurs axes de travail peuvent être identifiés par les acteurs faisant face à de telles situations.
Nous nous sommes concentrés sur 3 axes clés, centrés autour d’un S&OP flexible et agile, d’une optimisation des processus de gestion des stocks et du BFR, et du renforcement de la maitrise des stocks sur toute la chaine.
1.Développer un processus S&OP end-to-end et basé sur des critères de décision flexibles pour s’adapter au contexte
- Les capacités des fournisseurs critiques, tout comme la disponibilité de certaines matières premières, ne peuvent être ignorées si on veut efficacement arbitrer. Le S&OP doit se focaliser sur les goulots d’étranglement de toute la chaine et ne pas considérer que les fournisseurs amont se « débrouilleront ». Cette vision à 360° permet alors l’intégration dans le processus de décision des contraintes exhaustives (matière première critique, approvisionnement mono-fournisseur ou monopolistique, fournisseur dans une zone à risque géopolitique, produit sous tension globale). L’intégration de ces contraintes fournisseurs doit résulter d’une stratégie de partenariat et être construite sur le long terme.
- Des critères de décisions multiples qui doivent être pondérés selon la situation. La maîtrise du BFR et des niveaux de stock est un critère important dans le processus de décision du S&OP, au même titre que le taux de service et la réponse aux besoins client. Dans un contexte de crise, les drivers de décisions doivent pouvoir évoluer : la sécurisation de la production, la disponibilité de certains produits critiques/stratégiques…
- Si les outils habituels des directions Supply Chain (APS, OMS, …) permettent de structurer les processus et d’assurer des analyses complètes, leur « rigidité » peut être un frein à cette flexibilité. Les nouveaux outils du marché de Planification Collaborative (tels qu’Anaplan) ont de très forts atouts pour permettre cette flexibilité et adaptation aux contextes.
- Un processus S&OP doit devenir véritablement transversal et mieux intégrer la Finance dans ses décisions. L’explosion des projets de mise en œuvre d’un processus S&OP IBP traduit cette volonté, même si les succès ne sont pas toujours au rendez-vous, du fait principalement d’une dimension de Change Management souvent mal traitée.
- Enfin, avoir la capacité technologique et humaine pour scénariser sur l’ensemble de la chaine et qualifier chacun des scénarios. Cette approche doit permettre, une fois la stratégie définie, de suivre sa réalisation ainsi que la réalisation des hypothèses considérées. Dans le cas inverse, le processus S&OP doit être assez robuste pour alerter sur l’écart entre ces dernières et la réalité économique, et flexible pour permettre de réagir et adapter les flux de l’entreprise.
2.Adapter sa politique de stock et réorganiser sa supply chain amont en adaptant sa politique de stock et en construisant des stocks stratégiques sur des matières premières, composants critiques, Semi-Finis, … :
- Les Directions des Opérations ont à disposition de multiples outils / méthodes pour définir et piloter les niveaux de stocks : DDMRP, calcul MRP standard, intégration de l’IA dans la définition du stock cible, … Face à cette multiplication, la supply chain doit adapter la méthode retenue à ses flux et aux enjeux stratégiques : besoin de réactivité, besoin de réserver de la capacité, besoin de diminuer les niveaux de stock…
- En réorganisation par exemple des flux depuis les fournisseurs pour gagner en flexibilité et réactivité. Cela peut passer par des mutualisations de stock de matière première pour plusieurs fournisseurs / unité de production, une construction de stock de composants chez le fournisseur, financée ou non par le client, pour gagner en réactivité, par une revue et refonte des routes d’approvisionnement pour obtenir plus de flexibilité…
3.Alors que l’externalisation de la production s’est fortement développée en France et en Europe ces 10 dernières années afin de se concentrer sur le cœur de métier de l’entreprise, certains acteurs, au contraire, réinternalisent ces activités pour mieux maitriser la disponibilité des produits. Des activités / productions, auparavant considérées comme secondaires pour la stratégie de l’entreprise, sont redevenues stratégiques dans le contexte de crise actuelle.
- On observe ainsi de plus en plus d’entreprises sécuriser la disponibilité de certaines matières premières critiques en renforçant le contrôle sur les achats/appros et en les mettant à disposition des fournisseurs ou sous-traitant, afin de mieux en maitriser leurs coûts et leur disponibilité. C’est ce que font certaines maisons de luxe pour sécuriser les achats de métaux précieux, ou encore certains assembleurs de vélo en Europe pour les approvisionnements d’aluminium.
4. De nouvelles opportunités de relocalisation et de décarbonisation des approvisionnements
Les contraintes soulevées par les crises actuelles renforcent également les besoins de relocalisation pour les industriels Français et Européens.
Dans un contexte marqué par une pénurie des conteneurs maritimes et d’augmentation des coûts du fret maritime associées, illustrés par des tarifs multipliés par 3 entre 2021 et 2020 (source : Bloomberg), et des retards de plus en plus fréquents (fiabilité transport entre 75% et 85% en 2019 vs 30% à 40% en 2021) et de plus en plus important, la mise en place de Sourcing plus proche permet la maitrise des coûts logistiques à date et une moins forte dépendance aux variations conjoncturelles de ces coûts, associée à une accélération des délais et de la réactivité.
Dans le contexte sociétal actuel (et futur) où l’impact environnemental devient un enjeu fondamental pour les consommateurs, ces relocalisations démontrent par la preuve les efforts fournis par les entreprises. Les impacts d’une relocalisation des outils industriels sont évidents (réduction des transports, adaptation à une réglementation plus contraignante) et pourront être renforcés par une approche de Décarbonation des sites industriels et de l’ensemble des flux jusqu’au consommateur final.
En conclusion, le contexte actuel rare auquel sont confrontées les entreprises représente finalement une opportunité unique pour les Directions des Opérations de renforcer la transversalité de leurs processus, de s’appuyer sur les nouvelles technologies qui ont atteint un niveau de maturité important et de contribuer à la réduction et la maitrise des impacts environnementaux de ses actifs et flux.